samedi 17 octobre 2015

Yto Barrada et LaToya Ruby Frazier

Deux expositions :
Yto Barrada « Faux guide »
et
LaToya Ruby Frazier « Performing social landscapes »
Carré d’art-Musée d’art contemporain
Place de la Maison Carrée, Nîmes
Du 16 octobre 2015 au 13 mars 2016




                    Deux femmes puissantes

  J’emprunte mon titre, quelque peu transformé, à celui du livre de Marie Ndiaye qui avait opté pour une trilogie féminine. Ici il s’agit d’un double travail artistique mais l’adjectif puissant pourrait également s’y trouver accolé.


Yto Barrada, "Plumber assemblage", 2015, technique mixte, 150 x 230 x 125 cm.

© Yto Barrada 2015. Courtesy Pace London.


  Yto Barrada avec son exposition « Faux Guide » nous entraîne dans un questionnement autour de la notion du vrai et du faux au travers d’objets et d’événements liés au Maroc mais à résonance universelle. Une partie de son travail porte sur les fouilles archéologiques et le commerce des fossiles, par voie légale ou non. Bien des faussaires interviennent et leur activité se trouve mise en lumière par son film Faux Départ. Elle en profite aussi pour réinterpréter la vision occidentale de l’altérité ; la France plaquait (plaque ?) ses clichés au travers de la conservation d’un certain artisanat et l’artiste remet en cause le rôle de Lyautey avec humour tout en démontant les mécanismes coloniaux. Ainsi la mise en boite de citations du Résident général, visibles et peu lisibles,  concourent à complexifier le débat. L’installation composée de tapis originaux, aux couleurs extrêmement vives, provenant de l’Atlas, nommée Geological Time Scale (le titre en anglais se trouve conservé ici en raison de l’intense présence de l’artiste au niveau international) joue également avec cette notion d’un artisanat, reconnu ou méprisé. La question d’une société globalisée se trouve donc posée autour de la multiplicité des héritages esthétiques et artistiques. L’histoire des formes le dispute à celle des regards comme le prouve une œuvre à la fois amusante et très questionnante Plumber Assemblage (2015). Elle se compose d’assemblages réellement fabriqués par les plombiers de la place du Grand Socco à Tanger afin de servir de signalétique à leurs propriétaires. Changeant leur lieu de monstration (de la rue au musée), Yto Barrada pose la question du statut d’une d’œuvre (d’art ?) et de sa perception par le public. L’histoire récente d’autrefois aurait aisément accolé l’adjectif « postmoderne » à cette réflexion. Aujourd’hui nous dirions que l’artiste place le Maroc au centre d’un débat sur les strates vertigineuses des connaissances conduisant à la création contemporaine. Archéologues, ethnologues, paléontologues… se trouvent donc convoqués autour de ses travaux. Tout semble possible puisqu’en qualité de créatrice elle s’octroie le droit de réaliser des pièces « fausses » c’est-à-dire « plus vraies que les vraies », de réinventer des mythes et de nous raconter des histoires plus belles que l’Histoire.


LaToya Ruby Frazier, "Momme Silhouettes "(détail), 2010, 9 tirages, 50,8 cm x 40,6 cm, tirages gélatino-argentique, monté sur carton.

Courtesy Galerie Michel Rein, Paris © LaToya Ruby Frazier



  LaToya Ruby Frazier propose une exposition nommée « Performing social landscapes ». Elle travaille principalement avec la photographie, explorant des pistes sociologiques et politiques au travers d’une démarche toujours artistique. Pier 54 est une manifestation à Manhattan qui reprend de façon contemporaine une action de 1971, sous la direction de Willoughby Sharp, intitulée Pier 18. À l’intérieur de ce cadre se déroule une autre action nommée A Human Right to Passage (« Un droit fondamental au passage ») où nous voyons des images en noir et blanc, extraites de la Librairie du Congrès, reproduites sur des drapeaux brandis par l’artiste. Il s’agit d’une mise en relation avec le passé, parfois douloureux, en choisissant soigneusement les lieux du déroulement de l’action. Cette mise en scène conduit à s’interroger sur les transformations des lieux, leur gentrification, la recomposition du paysage pour des motifs touristiques et leur mémoire évacuée. Elle comprend aussi des reproductions sur du tissu jean (denim) en hommage à la ville de Nîmes. Un autre questionnement concernant ses propres origines a conduit LaToya Ruby Frazier à poser avec des membres de sa famille et à s’interroger en même temps sur l’avenir économique de la région de Braddock en Pennsylvanie. La création d’un roman familial photographique qui entre en contradiction avec la réalité « officielle » a quelque chose d’éminemment réjouissant : l’esthétique au service de l’éthique. Une grande sensibilité irrigue ses photographies, laissant la porte ouverte à des récits individuels difficiles. Il apparaît cependant difficile pour une artiste de mettre en cause un système qui a toujours l’énorme avantage de pouvoir récupérer son travail. Ainsi la dimension politique de la contestation se doit de se glisser dans les interstices du pouvoir économique comme en témoigne l’étonnante vidéo montrant l’artiste usant littéralement et énergiquement son jean Levi’s en se frottant au sol (Frazier Takes On Levi’s). Si le vêtement part en lambeaux, la détermination de la créatrice demeure intacte. On ne pouvait rêver meilleure image pour la lauréate 2015 du prix de la Fondation Mac Arthur.



                                                                                                                                            Christian Skimao

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