Deux expositions :
Yto Barrada « Faux guide »
et
LaToya Ruby Frazier « Performing
social landscapes »
Carré d’art-Musée d’art contemporain
Place de la Maison Carrée, Nîmes
Du 16 octobre 2015 au 13 mars 2016
Deux femmes puissantes
Deux femmes puissantes
J’emprunte mon
titre, quelque peu transformé, à celui du livre de Marie Ndiaye qui avait opté
pour une trilogie féminine. Ici il s’agit d’un double travail artistique mais l’adjectif
puissant pourrait également s’y trouver accolé.
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Yto Barrada, "Plumber assemblage", 2015, technique mixte, 150
x 230 x 125 cm.
© Yto Barrada 2015. Courtesy Pace London. |
Yto Barrada avec
son exposition « Faux Guide » nous entraîne dans un questionnement
autour de la notion du vrai et du faux au travers d’objets et d’événements liés
au Maroc mais à résonance universelle. Une partie de son travail porte sur les
fouilles archéologiques et le commerce des fossiles, par voie légale ou non.
Bien des faussaires interviennent et leur activité se trouve mise en lumière
par son film Faux Départ. Elle en
profite aussi pour réinterpréter la vision occidentale de l’altérité ; la France
plaquait (plaque ?) ses clichés au travers de la conservation d’un certain
artisanat et l’artiste remet en cause le rôle de Lyautey avec humour tout en
démontant les mécanismes coloniaux. Ainsi la mise en boite de citations du
Résident général, visibles et peu lisibles, concourent à complexifier le débat. L’installation
composée de tapis originaux, aux couleurs extrêmement vives, provenant de
l’Atlas, nommée Geological Time Scale
(le titre en anglais se trouve conservé ici en raison de l’intense présence de
l’artiste au niveau international) joue également avec cette notion d’un
artisanat, reconnu ou méprisé. La question d’une société globalisée se trouve donc
posée autour de la multiplicité des héritages esthétiques et artistiques.
L’histoire des formes le dispute à celle des regards comme le prouve une œuvre
à la fois amusante et très questionnante Plumber
Assemblage (2015). Elle se compose d’assemblages réellement fabriqués par
les plombiers de la place du Grand Socco à Tanger afin de servir de
signalétique à leurs propriétaires. Changeant leur lieu de monstration (de la
rue au musée), Yto Barrada pose la question du statut d’une d’œuvre
(d’art ?) et de sa perception par le public. L’histoire récente
d’autrefois aurait aisément accolé l’adjectif « postmoderne » à cette
réflexion. Aujourd’hui nous dirions que l’artiste place le Maroc au centre d’un
débat sur les strates vertigineuses des connaissances conduisant à la création
contemporaine. Archéologues, ethnologues, paléontologues… se trouvent donc
convoqués autour de ses travaux. Tout semble possible puisqu’en qualité de
créatrice elle s’octroie le droit de réaliser des pièces « fausses »
c’est-à-dire « plus vraies que les vraies », de réinventer des
mythes et de nous raconter des histoires plus belles que l’Histoire.
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LaToya Ruby Frazier, "Momme Silhouettes "(détail), 2010, 9
tirages, 50,8 cm x 40,6 cm, tirages gélatino-argentique, monté sur carton.
Courtesy Galerie Michel Rein, Paris © LaToya Ruby Frazier |
LaToya Ruby Frazier propose une exposition nommée « Performing
social landscapes ». Elle travaille principalement avec la photographie,
explorant des pistes sociologiques et politiques au travers d’une démarche
toujours artistique. Pier 54 est une
manifestation à Manhattan qui reprend de façon contemporaine une action de
1971, sous la direction de Willoughby Sharp, intitulée Pier 18. À l’intérieur de ce cadre se déroule une autre action
nommée A Human Right to Passage (« Un droit fondamental au passage ») où
nous voyons des images en noir et blanc, extraites de la Librairie du Congrès,
reproduites sur des drapeaux brandis par l’artiste. Il s’agit d’une mise en
relation avec le passé, parfois douloureux, en choisissant soigneusement les
lieux du déroulement de l’action. Cette mise en scène conduit à s’interroger
sur les transformations des lieux, leur gentrification, la recomposition du
paysage pour des motifs touristiques et leur mémoire évacuée. Elle comprend
aussi des reproductions sur du tissu jean (denim) en hommage à la ville de
Nîmes. Un autre questionnement concernant ses propres origines a conduit LaToya
Ruby Frazier à poser avec des membres de sa famille et à s’interroger en même
temps sur l’avenir économique de la région de Braddock en Pennsylvanie. La
création d’un roman familial photographique qui entre en contradiction avec la
réalité « officielle » a quelque chose d’éminemment
réjouissant : l’esthétique au service de l’éthique. Une grande sensibilité
irrigue ses photographies, laissant la porte ouverte à des récits individuels
difficiles. Il apparaît cependant difficile pour une artiste de mettre en cause
un système qui a toujours l’énorme avantage de pouvoir récupérer son travail. Ainsi
la dimension politique de la contestation se doit de se glisser dans les
interstices du pouvoir économique comme en témoigne l’étonnante vidéo montrant l’artiste
usant littéralement et énergiquement son jean Levi’s en se frottant au sol (Frazier Takes On Levi’s). Si le vêtement
part en lambeaux, la détermination de la créatrice demeure intacte. On ne
pouvait rêver meilleure image pour la lauréate 2015 du prix de la Fondation Mac
Arthur.
Christian Skimao
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